Jean Baubérot - Historien et sociologue
« Sarkozy a forgé sa politique de la diversité sur la transcendance »
lundi 24 novembre 2008 par B.TRANCHANT
Jean Baubérot est historien et sociologue. Il dirige la chaire sur la laïcité à l’École pratique des hautes études (EPHE). Son expérience du sujet - il a notamment pris part aux travaux de la commission Stasi - lui donne une vue d’ensemble des rapports entre l’État et les pratiques spirituelles et religieuses. Il fait ici le point sur l’état de la laïcité en France et évoque les remises en cause dont elle est aujourd’hui l’objet.
Comment définiriez-vous la laïcité ?
Je m’appuierais sur le premier écrit théorique de Ferdinand Buisson, adjoint de Jules Ferry, qui a joué un rôle de premier plan dans le processus de laïcisation de l’école primaire, et sur une déclaration internationale signée par 250 universitaires dont j’ai été le corédacteur. La laïcité y apparaît comme la conjonction de trois principes : la liberté de conscience, qui se traduit par le fait de croire ou non et de pratiquer un culte dans le respect de l’ordre public et démocratique ; la séparation du religieux et du politique, en distinguant ce qui relève du pouvoir temporel et de l’autorité spirituelle ; le principe d’égalité et de non-discrimination, enfin, au-delà de toute espèce de ségrégation.
La laïcité française est-elle toujours une exception ?
Non. Dans un rapport, Aristide Briand, le père de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, cite même en exemple le Canada, les Etats-Unis, ainsi que plusieurs pays d’Amérique latine et le Mexique. Curieusement, la publication de ce document, à l’occasion du centième anniversaire de la loi de 1905, ne fait aucune mention de l’influence exercée par ces nations sur la France. Ce qui démontre bien la volonté, pour certains, de manipuler l’histoire, au nom d’une vision purement franco-française. Lorsque le Haut Conseil à l’intégration a proposé l’élaboration d’une charte de la laïcité, certains esprits « bien pensants » ont considéré que le Mexique s’était contenté d’imiter la loi française, prenant ainsi le contre-pied d’Aristide Briand qui avait pourtant érigé ce pays en modèle. Il y a donc lieu de s’interroger sur ces contrevérités répétées qui se traduisent, in fine, par une manipulation idéologique.
Quelle est votre lecture de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ?
En autorisant le port du foulard dans les écoles privées, tout en l’interdisant dans le même temps dans les établissements publics, l’État favorise la création d’écoles musulmanes privées sous contrat. Je suis convaincu, pour ma part, que la liberté de l’enseignement fait partie intégrante de la laïcité. Une loi laïque n’a cependant pas à autoriser la création d’écoles privées ou à leur donner davantage de liberté, en leur concédant des subventions publiques. Il y a là une contradiction qui n’a pas vraiment été soulignée. Par ailleurs, l’extrême médiatisation du foulard a contribué à masquer d’autres problèmes plus graves. À commencer par l’affectation de jeunes agrégés dans des collèges et lycées difficiles qui nécessitent la présence d’enseignants expérimentés. À ce jour, aucun ministre n’est parvenu à résoudre cet épineux problème. J’observe, pour finir, qu’après l’enlèvement, en 2004, de deux journalistes par un groupe terroriste, il y a eu consensus entre les principales organisations musulmanes pour ne pas changer la loi en cédant au chantage. Cette affaire a montré le loyalisme des musulmans français, ce qu’il nous faut prendre en considération.
Les récentes déclarations du chef de l’État sur le communautarisme et la religion ne sont-elles pas de nature à remettre en cause notre modèle laïque et républicain ?
Je perçois plus ses déclarations sous un angle néo-clérical. J’ai combattu, à titre personnel, la religion civile républicaine qui peut aboutir à un glissement nationaliste. Sans compter qu’elle peut être dangereuse pour la laïcité elle-même, à l’heure où Nicolas Sarkozy nous entraîne vers une religion civile d’inspiration américaine. Il tente ainsi de clore le débat social par un appel à la transcendance. Laquelle n’incarne plus à ses yeux les valeurs républicaines qui nous sont chères, mais une incantation coupant court à tous les débats. C’est ce qui a valu à Bush, son modèle atlantiste, de partir en guerre contre l’Irak, au nom d’un prétendu principe supérieur. L’histoire américaine _ fourmille d’exemples de même nature. Pour le meilleur - Martin Luther King - et pour le pire.
Le cas de la France est toutefois différent. La Révolution a opposé les Républicains aux Catholiques, représentants officiels de la seule religion autorisée, synonymes pour les défenseurs des libertés, d’intolérance et de domination…
On ne peut faire en effet l’économie de ce conflit frontal, au même titre que de nos racines chrétiennes pour évoquer nos origines. Je le répète, Sarkozy a forgé sa politique de la diversité sur la transcendance. Le discours de Riyad est à cet égard lourd de sens. Le président y substitue volontiers ce principe à celui de la construction d’un avenir commun. Il sait parfaitement, par ailleurs, que la France et les Etats-Unis n’ont pas la même histoire. Et que ces deux pays obéissent à des logiques religieuses différentes. La France est de culture catholique, ce que prétend justifier le discours de Latran et la supposée supériorité de la morale du curé sur celle de l’instituteur. En déclarant « partout où vous agirez, je vous soutiendrai », le chef de l’État prend le risque de provoquer des mesures portant directement atteinte à la laïcité.
Cet appel à la religion civile est un mélange subtil entre tradition française et américanisme, contraire à la laïcité, à notre histoire et au potentiel d’inventivité de notre modèle républicain. Il y a là une manipulation des relations de la France avec le Saint Siège conçues sous un angle totalement idyllique. On ne parle pas des fautes accumulées par l’Église. Tant et si bien que la construction historique de la laïcité devient incompréhensible. À Latran, Sarkozy fait acte de repentance par rapport à la laïcité. C’est d’autant plus grave, que sa déclaration n’est pas innocente idéologiquement. Il nous faut donc la dénoncer du point de vue de l’honnêteté intellectuelle et de la politique qu’elle induit, qu’elle cautionne et qu’elle légitime.
Que vous inspirent les récentes prises de position du Parti socialiste sur la laïcité ?
Les leaders socialistes ont parfois une vision quantitative et non qualitative du sujet. Ils réduisent (trop) souvent ce champ à son aspect répressif qui n’est jamais que l’ombre de son caractère dynamique et inclusif. Il lui faut passer à une autre conception, fondée sur l’acceptation de la diversité, sans recours à la religion civile. Ce qui n’est pas aisé en soi. Il lui faut bâtir une nouvelle réflexion, en construisant une laïcité qui retrouve l’inventivité qui fut la sienne au moment de la création de l’école publique et de la loi de séparation des Églises et de l’État. Il doit se montrer aussi inventif que l’ont été les auteurs de la loi de 1905.
Propos recueillis par Bruno Tranchant
J. Baubérot publie le 2 mai « La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours » chez Albin Michel.
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