ps chevilly larue
Rencontre avec : Gilles Finchelstein

« Redonner du sens au temps »

jeudi 28 avril 2011

Gilles Finchelstein en est convaincu : « l’urgence est de sortir de la dictature de l’urgence, l’urgence est de retrouver le temps long ». C’est à cette apologie du temps long que le directeur général de la Fondation Jean-Jaurès se livre dans son dernier ouvrage, la Dictature de l’urgence, publié en janvier dernier chez Fayard. Il sera l’invité des Entretiens de Solferino, le 11 mai prochain, rue de Solferino.

Vivons-nous une mutation radicale de notre rapport au temps ?
Tout à fait. C’est vrai d’abord dans nos vies personnelles et professionnelles. Quelques exemples parmi d’autres : le rapport à la nourriture - le temps de préparation du dîner le week-end a diminué de 25 % depuis 1988. Le rapport à la santé : le nombre de passages aux urgences est passé de 7 à 18 millions, entre 1990 et 2008. Le rapport à la mode : les clients d’une grande chaîne, comme Zara, visitent ses magasins 17 fois par an en moyenne, contre 3 ou 4 pour ses concurrents, parce que le renouvellement de ses modèles est permanent.
Mais c’est vrai aussi dans notre vie publique, comme le montre la manière dont nous légiférons. D’où vient la loi ? De l’urgence ! Un fait divers, une loi. Et en matière de sécurité, dix ans, trente lois. Comment est adoptée la loi ? Dans l’urgence… Schématiquement, un tiers des lois étaient votées selon la procédure d’urgence entre 1968 et 2007. Depuis lors, on est passé aux deux tiers. Aucune grande loi votée depuis l’élection de Nicolas Sarkozy n’est passée par ce que l’Abbé Sieyiès appelait la nécessaire « fermentation » de la loi. On légifère trop, trop vite et très mal.

Culte du présent, règne de l’instant : l’urgence s’insinue dans nos vies professionnelles autant que dans nos vies privées. Y a-t-il une explication rationnelle à ce phénomène ? _ J’ai mené une enquête pour déterminer si notre intuition selon laquelle « tout va plus vite » était vraie. La conclusion de cette enquête est claire : la réalité dépasse de beaucoup cette intuition ! Nous vivons une véritable dictature de l’urgence, c’est-à-dire à la fois un culte de l’instant et un culte de la vitesse.
Plusieurs explications traditionnelles peuvent être apportées pour tenter de comprendre ce phénomène.
On peut ainsi en faire une lecture technique : tout va plus vite, parce que la technologie va plus vite - les processeurs informatiques sont de plus en plus puissants, les réseaux de plus en plus développés, et les individus de plus en plus connectés.
On peut également expliquer la dictature de l’urgence par une lecture politique : la chute du mur de Berlin a ouvert une période d’hégémonie du libéralisme. Or le libéralisme a partie liée avec le culte de l’instant : les marchés ont une tendance naturelle à survaloriser le court terme - la crise financière de 2007-2008 en a apporté une nouvelle fois une preuve éclatante.
On peut enfin avoir de l’urgence une lecture morale : le fait de placer l’argent et la consommation au sommet de nos valeurs rend légitimes les tentatives d’enrichissement à tout prix et très rapidement, et place donc nos sociétés dans une situation de tension permanente. Ces trois lectures, rationnelles, sont à mes yeux tout à fait valables. Mais je crois que, prises séparément, elles ne constituent pas une explication suffisante de la dictature de l’urgence : c’est en les multipliant les unes avec les autres que l’on parvient à rendre compte de manière satisfaisante de notre situation. C’est parce qu’elles font système entre elles qu’elles créent ce que le sociologue Hartmut Rosa a appelé une « spirale de l’accélération ». C’est cela que nous vivons aujourd’hui.

Est-il possible de trouver des espaces de décélération, ou de gouverner autrement, en retrouvant le temps de la réflexion et de la concertation ?
Plusieurs comportements sont possibles face à la dictature de l’urgence. On peut choisir d’appuyer plus fort encore sur la pédale d’accélération. Cette « accélération au carré » est le choix fait par Nicolas Sarkozy, qui considère que, puisque tout va plus vite, il faut aller encore plus vite - au risque de prendre des décisions précipitées, ou tout simplement mauvaises.
On peut, à l’inverse, tenter de ralentir en appuyant sur la pédale de frein. C’est le choix fait par ceux qui prônent la décroissance - c’est à mon avis une fausse solution : elle pose des problèmes éthiques et pratiques insurmontables.
On peut enfin choisir de lâcher la poignée d’accélération - c’est-à-dire de décélérer. Nous ne sortirons pas du monde de la vitesse qui est devenu le nôtre – ce n’est d’ailleurs pas souhaitable, parce que la vitesse c’est aussi souvent le progrès, la démocratisation de la connaissance, le partage des cultures et des expériences. Mais nous pouvons choisir de créer des espaces de décélération. C’est vrai dans nos vies individuelles – et c’est le choix fait par ceux qui adhèrent aux différentes formes du slow movement. C’est également - et surtout - vrai dans notre vie publique : il est important de laisser plus de place à l’écoute, à la négociation, à l’expérimentation et à l’évaluation. Prendre son temps est souvent le meilleur moyen d’en gagner : les décisions sont alors mieux pensées, mieux comprises et donc mieux acceptées.

Ne convient-il pas, plus simplement, de donner du sens au temps, en dressant des perspectives et en retrouvant l’ambition du futur ? _ Vous avez raison : nous ne pouvons pas nous contenter de la décélération, aussi importante soit-elle. Il faut « redonner du temps au temps », pour reprendre la célèbre formule de François Mitterrand. Mais il faut aussi, et peut-être même d’abord, redonner du sens au temps. Cela implique, effectivement, de dresser à nouveau des perspectives et de retrouver l’ambition du futur. Les bouleversements que nous traversons aujourd’hui sont si rapides et si imprévisibles que plus personne n’ose regarder vers l’avenir - qu’est devenu le puissant Commissariat au Plan ? Le risque est redouté, le progrès est décrié, l’avenir est craint : nous gouvernons sans le futur. Plus grave, nous agissons parfois contre lui : la non prise en compte du long terme est par exemple pour beaucoup dans notre incapacité collective à faire émerger un nouveau modèle de développement qui permette de lutter efficacement contre le réchauffement climatique et la mise en péril de la biodiversité.
Mais c’est également une des raisons de notre pessimisme bien français : comme l’a résumé Stiglitz, « pour réussir à long terme, il faut une pensée à long terme, une vision ». On est pourtant aujourd’hui bien en peine de savoir quelle est la vision de ceux qui nous gouvernent pour l’avenir de notre pays.

Et si l’alternative de 2012 était finalement le choix du temps long contre la dictature de l’urgence ?
2012, c’est justement l’année de l’affrontement des visions, y compris et surtout sur la question du temps. La social-démocratie entretient avec le temps un rapport particulier : elle a toujours préféré une amélioration graduelle, mais effective, à une transformation instantanée, mais illusoire. Elle doit aujourd’hui montrer sa capacité non seulement à gérer le temps court - celui de l’urgence -, mais également et surtout le temps long : celui des vrais accomplissements.

Propos recueillis par Bruno Tranchant

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