Keynes ou l’économie à visage humain
jeudi 13 novembre 2008 par B.TRANCHANT
Les socialistes sauront s’en souvenir…
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Son œuvre maîtresse a fait sa renommée. En publiant, en 1936,"La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie", John Maynard Keynes entre subitement dans la postérité. Connu jusqu’alors pour ses prises de position qui lui ont valu d’affirmer son opposition aux réparations de guerre imposées aux Allemands, l’ex-pensionnaire d’Eton et Cambridge franchit ainsi un cap décisif qui lui vaudra plus tard d’être l’économiste le plus reconnu de son époque. Juste récompense pour celui qui a également été l’instigateur des politiques du New Deal et de la plupart des stratégies déployées par les pays développés jusqu’à la fin des années 70.
Question d’équilibre
La crise boursière de 1929 offre à cet ex-mathématicien de renom l’occasion de se livrer à une critique sans concession de la théorie classique et de se revendiquer d’un certain interventionnisme avant l’heure. Keynes est en effet convaincu que le plein emploi ne peut être assuré que dans des conditions particulières d’équilibre entre consommation et investissement. Les marchés ne sont pas en mesure d’assurer cet équilibre qui les dépasse, assure-t-il. Seul l’État peut agir sur la consommation par une politique d’incitation fiscale forte et la fixation des taux d’intérêt.
Son objectif est clair : découvrir les facteurs qui déterminent le volume de l’emploi. Ce qui lui vaut de s’opposer aux grands théoriciens du libéralisme, tels que David Ricardo ou Arthur Cecil Pigou, en affirmant que le volume de l’emploi n’est pas déterminé par le seul marché du travail, mais par la volonté d’embauche des entrepreneurs. C’est donc bien la demande globale anticipée qui agit sur la production et l’emploi.
La consommation, estime-t-il, par ailleurs, croît à mesure que le revenu augmente. Toute hausse de salaire stimule donc la demande, incitant par-là même les entrepreneurs à recruter. Mais à mesure que la société s’enrichit, la part du revenu global consacrée à la consommation diminue, au profit de l’épargne. Keynes se distingue ainsi nettement de la doctrine de la « main invisible », selon laquelle les intérêts privés fondent l’intérêt général. Il s’inscrit donc très clairement dans une tradition qui fait de l’essor des activités économiques un moyen de stabiliser l’ordre social. Les socio-démocrates sauront s’en souvenir.
Relance keynésienne
L’idée fait son chemin. Au point, qu’après 1945, les spécialistes se réfèrent volontiers au concept de « relance keynésienne », en référence aux fonds injectés par l’État en faveur des grands travaux et des dépenses d’investissement. Cette politique s’appuie sur l’« effet multiplicateur », cher à l’économiste britannique, qui est le mécanisme par lequel une dépense nouvelle de l’État engendre une hausse de la production supérieure à la dépense initiale. Ce multiplicateur perdra d’ailleurs de son efficacité avec l’ouverture au monde de notre économie de marché dans les années 70, confronté à l’internationalisation des échanges, l’endettement des États et l’inflation rampante.
Autre aspect novateur de la pensée keynésienne : le principe d’incertitude au nom duquel la hausse de l’emploi dépend de l’état d’esprit des entrepreneurs dont les anticipations agissent directement sur la reprise. Le système économique ne s’autorégule donc pas. Dans l’esprit de Keynes, seul l’État est à même de mener des politiques de redistribution des revenus, afin de doper la consommation et de favoriser des politiques conjoncturelles de soutien à l’investissement, en s’appuyant sur les dépenses publiques.
Tel est le terreau sur lequel a mûri la théorie économique du XXème siècle. Aux théoriciens du « laisser faire, laisser aller » qui estiment que le niveau de la production et de l’emploi est déterminé par des facteurs techniques ou naturelles, Keynes oppose une conception fondée sur la moralité. L’essentiel, affirme-t-il, se situe dans la sphère des croyances : croyances des entrepreneurs dans les débouchés futurs et des épargnants en termes de besoins en liquidités. Les salaires ne sont donc plus l’ennemi de l’emploi. Ce qui importe par-dessus tout, c’est de maintenir la demande à un niveau satisfaisant, par le biais d’une rémunération élevée. Histoire d’encourager la consommation. Loin des vieilles lunes libérales dont on ne connaît que trop les fondements utilitaristes.
Bruno Tranchant
L’héritage de Keynes
Plus qu’un recours, un compromis. Ce qui ne devait être qu’une parenthèse dans l’esprit de nombreux sociaux-démocrates s’est peu à peu imposé comme une nécessité pour accompagner le libéralisme mondial. Partisans d’une politique économique régulée, Pierre Mendès-France Michel Rocard et Lionel Jospin n’ont cessé, tout au long de leurs parcours respectifs, de se revendiquer de l’héritage keynésien. « Pour nous, affirme le dernier nommé, l’État conserve un rôle économique qu’il doit assumer pleinement, mais sans se substituer aux autres acteurs de la société. Nous nous reconnaissons toujours dans ce que Keynes a écrit en 1926 : « l’essentiel pour un gouvernement n’est pas de faire, un peu mieux ou un peu plus mal, ce que des individus font déjà, mais de faire actuellement ce qui n’est pas fait du tout ». Ce message-là reste vrai. Il est des choses que seul l’Etat peut accomplir ».
Dans l’esprit des élites socialistes, l’économie est politique. « Elle est affaire de choix, lesquels doivent collectivement être maîtrisés, en se fondant sur une analyse raisonnée, lucide et volontariste de la mondialisation », résume Alain Bergounioux, secrétaire national aux Études. D’où la nécessité, pour le politique, de s’affranchir de l’alternative simpliste de l’immobilisme et du fatalisme. Au fond, le choix est clair : se plier à un modèle capitaliste prétendument naturel auquel les socialistes ne se sont jamais résigné, ou s’adapter à la réalité. En cela, la pensée de Keynes reste d’une étonnante actualité.
B.T.